Les cloches bianzhong

Les cloches bianzhong

Le Zhou Li, livre compilé entre 500 et 200 avant notre ère, durant la période des Royaumes Combattants, énumère huit matériaux pour les instruments en musique chinoise : métal, pierre, terre cuite, cuir, cordes, bois, double gourde et bambou. Parmi ces matériaux, la pierre et le métal occupent les places les plus importantes et au sein du métal, un seul instrument s’impose : la cloche bianzhong.

Les cloches bianzhong ne sont pas des instruments joués seuls, mais en carillon. Les ensembles retrouvés les plus anciens datent de la dynastie des Zhou de l’Ouest, soit environ 3000 avant J.-C., et comportent trois cloches. Des ensembles de neuf cloches datant de le période des Printemps et Automnes ( 770 – 403 av. J.-C.) ont également été retrouvés. Le plus grand ensemble mis à jour dans toute l’histoire de la chine est celui de la tombe de Zeng hou yi, soixante-cinq cloches, datées entre 777 et 733 av. J.-C.

Les carillons de bianzhong archaïques comportent un nombre indéfini de cloches, et ces cloches varient en dimensions. Les notes produites dépendent de la taille de la cloche : plus petite est la cloche, plus aigu est le son. Par ailleurs, chaque cloche produit deux sons différents, en fonction de l’endroit où elle est frappée, l’avant ou le côté. Il est ainsi possible d’obtenir une infinité de notes, différentes selon les carillons et les cloches employées.
Lorsque la dynastie Qing est établie en 1644 les nouveaux dirigeants décident de s’appuyer sur la musique afin d’asseoir leur domination de manière durable. Les empereurs étant mandchous, leurs coutumes diffèrent alors de celles de la majorité Han qui compose leur empire. Afin d’instaurer une dynastie harmonieuse, les empereurs encouragent une musique de cour raffinée inspirée de la musique Han, qu’ils décident de codifier afin de la diffuser dans un but d’unification de l’empire. Sous les règnes des empereurs Kangxi (1661-1722) Yongzheng (1722 -1735) et Qianlong (1735 -1796) une grande quantité d’instruments de musique de très grande qualité sont produits, et l’orchestre impérial compte alors plus de deux cent musiciens. Parmi les huit matériaux dans lesquels les instruments sont réalisés, le métal est à la fois le plus précieux et le plus résistant : les cloches bianzhong ont donc pu nous parvenir, contrairement aux instruments les plus fragiles, qui n’ont pas résisté aux outrages que le temps et les guerres ont pu leur causer.

En septembre 1713, l’empereur Kangxi ordonne de réunir au sein d’un collège à Beijing un ensemble de musiciens, techniciens et musicologues afin de fixer la gamme de la musique de l’empire. A la fin de l’année 1713, le Lu lü zheng yi,compilation contenant la nouvelle gamme, est publiée, l’empereur ayant fixé lui-même les tons qui la composent. Il s’agit du premier système musical officiellement établi dans l’empire de Chine. Cette gamme se compose de douze notes, qui rappellent les douze mois de l’année, auxquels viennent s’ajouter quatre bémols, soit seize notes au total. Les notes sont alternativement yang (principe mâle), pour les notes impaires, et yin ( principe femelle) pour les notes paires.

Les archives historiques de la dynastie Qing, le Qing sho gao ,rédigées entre 1914 et 1927, indiquent que les carillons bianzhong sont à partir de cette date fixés à seize cloches. De la plus grave à la plus aigue, les cloches suivent l’ordre Huangzhong, dalu, taicu, jiazhong, guxi, zhonglu, ruibin, lingzhong, yize, nanlu, wuyi, wuyi et yingzhong, auxquelles viennent s’ajouter les bémols pei yize, pei nanlu , pei wuyi et pei yingzhong.

Contrairement aux cloches bianzhong archaiques, à partir du règne de Kangxi toutes les cloches d’un carillon sont de la même taille, la note étant déterminée par l’épaisseur et le poids de chaque cloche. La cloche est fondue puis ciselée à la main avant d’être dorée, afin d’obtenir un ton précis. Cette note est inchangée selon l’endroit où la cloche est frappée : chaque cloche ne produit qu’une note pure.

La cloche bianzhong présentée dans notre vente porte l’inscription Huangzhong (黃鍾): elle correspond donc à la première note de la gamme, équivalent à notre do, et se rattache au principe yang, mâle et puissant. La note huangzhong est non seulement la base de la gamme et de l’harmonique chinoise, mais elle est aussi le principe fondateur de la musique : huangzhong génère les autres notes, et ainsi toute la musique. Il s’agit de la note la plus importante, et chaque rituel impérial commence par cette note, qui attire chance et félicité.

Au sein de la cour des Qing, la musique joue un rôle prépondérant : les musiciens accompagnent les rituels calendaires, les réceptions officielles mais aussi les banquets et anniversaires. Selon les cérémonies, les type d’instruments employés ne sont pas les mêmes. Les carillons bianzhong comportent ainsi toujours seize cloches, mais qui peuvent varier en taille selon l’endroit où elles sont jouées et à quelle occasion. Il existe des carillons de grandes cloches, des carillons de cloches moyennes et carillons de petites cloches. Elles peuvent être ornées de dragons à la poursuite de la perle enflammée parmi les nuées, ou d’un motifs plus géométrique de trigrammes ba gua.

Les carillons de grandes bianzhong étaient utilisés pour les cérémonies situées en extérieur, comme les cérémonies militaires, calendaires ou les réceptions d’ambassadeurs. Les cloches de ce carillon mesurent environ trente centimètres de haut pour dix-sept centimètres de diamètre. Plusieurs peintures conservées au musée de la Cité Interdite à beijing illustrent cet usage. On peut voir un carillon de bianzhong ainsi qu’un carillon de pierres sonores de chaque coté de la tente impériale sur la peinture Banquet impérial au jardin de Wanshu par Giuseppe Castiglione (Lang Shining). Il s’agit d’une cérémonie précédant un banquet afin de célébrer une victoire militaire, lors de la campagne de 1755 -1757 de Qianlong visant à annexer un royaume nomade et pacifier les frontières de l’empire. On peut également observer des carillons de bianzhong dans les peintures « Ping ding hui jiang jiao qin ni yi zhan tu ce » ref. oooo6335-9/10 et « Wan shu yuan ci yan tu » ref.00006275.

Les carillons de petites bianzhong étaient exactement deux fois plus petits que les grandes : chaque cloche mesure quinze centimètres de haut pour un diamètre de huit centimètres. Les occasions durant lesquelles on utilisait ces bianzhong se déroulaient en intérieur, en plus petit comité.

Enfin, il existait une taille intermédiaire, des carillons de bianzhong de taille moyenne, chaque cloche mesurant vingt et un centimètres de hauteur pour un diamètre de douze centimètres. La fonction précise des bianzhong de taille moyenne n’a jusqu’à présent pas été définie : on suppose qu’elles étaient utilisées dans le cadre de rites très spécifiques et moins récurrents que ceux utilisant les autres bianzhong. Ces cloches de taille moyenne sont de fait bien plus rares que celles des deux autres dimensions : seuls deux carillons complets sont conservés au musée de la Cité Interdite à Beijing.

La cloche que nous présentons est donc exceptionnelle à plus d’un titre . L’inscription Kang Xi Bing Shen Nian Zhi ciselée sur l’un de ses côtés ,correspond la date 1716, ce qui nous indique qu’elle a été produite peu de temps après la refonte de la gamme tonale chinoise par Kangxi. Il s’agit du sommet de la production d’instruments de musique lors de la dynastie Qing, lorsque les ateliers impériaux s’attellent à produire des instruments de grande qualité afin de promouvoir la nouvelle gamme décidée par l’empereur. La richesse et la finesse de la ciselure de la cloche en témoignent : le décor est somptueux. La partie supérieure est ornée d’un dragon à deux têtes, symbole impérial, le corps musculeux fermement campé sur des pattes griffues, et sert à suspendre l’instrument sur le châssis de bois. Le corps de la cloche s’organise en trois registres : la partie supérieure ornée de nuages stylisés, la partie inférieure reprenant le même motif et alternant avec des médaillons ronds, où l’on vient frapper la cloche afin de produire la note. Entre les deux, le corps du dragon à la poursuite de la perle enflammée se déploie parmi les nuées, faisant scintiller ses écailles finement ciselées.

La seconde inscription indique Huangzhong: la cloche correspond à la première note de la gamme, celle qui génère toutes les autres et fait vibrer les harmoniques de la musique de cour sous les Qing. Les dimensions de la cloche en font de plus un exemplaire rarissime, et extrêmement bien conservé, d’un instrument essentiel au bon déroulement des rites à la cour de Kangxi.

Cette cloche bianzhong n’a été publiée qu’à une occasion, dans l’ouvrage de M. Paléologue  » L’Art Chinois », en 1887 et n’a jusqu’à présent jamais été présentée en vente. Gardés par la famille de Semallé, les dragons impériaux attendaient patiemment d’être redécouverts pour faire à nouveau jaillir la note huangzhong.

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